Entrevue dans le cadre de l’exposition In Limbo
Entrevue à propos de l’exposition In limbo de Mathieu Gagnon et Mathilde Forest, présentée à la Galerie passage des membres en mars 2020.
Afin de suivre les mesures sanitaires gouvernementales, Skol a tenu cette entrevue dans le but de faire rayonner l’œuvre des artistes, pendant la fermeture de la galerie au public et le confinement.
SKOL — Le projet In Limbo, exposé dans la Galerie passages des membres, est une installation de mapping vidéo qui explore le phénomène des bâtiments inachevés en Grèce. Sur les volumes en béton, on y aperçoit des bâtiments, des lieux, des topographies dans une esthétique propre aux nuages de points. Comment ces images en mouvement ont-elles été générées et quelle est la démarche derrière ce projet?
Mathieu Gagnon — Nous avons exploré le phénomène des bâtiments inachevés en Grèce qui parsèment le territoire depuis la crise économique de 2008. C’est un inventaire de ces différentes ossatures de béton, dont les formes géométriques parsemant le territoire depuis la crise économique, qui ont transformé le visage du pays. Il s’agit d’une série de numérisations 3d par photogrammétrie qui a été ensuite utilisée pour bâtir les séquences vidéos du projet. Les images proviennent d’habitations modestes, mais également de plus grands sites, tels que des projets hôteliers laissés en chantier.
Mathilde Forest — Ces structures au caractère anonyme dont l’ossature est faite de béton ont jusqu’à maintenant été très peu documentées. L’espace de la galerie devient en quelque sorte un tableau dynamique qui allie l’immatériel des pixels projetés et la surface rugueuse des volumes formant notre installation. Nous avons essayé différents types de surfaces durant le projet et nous voulions quelque chose de rugueux qui allait s’additionner et se confondre avec le scintillement des pixels sur fond noir des séquences. Le béton représente le brut et le figé – référant à une temporalité qui semble infinie.
Nous avons parcouru plusieurs régions, dont Athènes, le Péloponnèse et la Crète, pour recueillir des archives documentaires, des témoignages ainsi que pour réaliser les photographies afin de faire des modélisations (numérisation 3d). La sonorisation des séquences vidéo a été réalisée en collaboration avec l’artiste Sébastien B. Gagnon qui a créé la trame à partir de nos images.
S — Avec cette esthétique et le mouvement dans les séquences ainsi que le son, le tout devient assez abstrait par moments. Comment réconciliez-vous l’approche documentaire et la création plus abstraite?
M.F. — La recherche documentaire est un moteur de création pour nous, par exemple, après s’être intéressé.e.s à un lieu, nous aimons en extraire une archive, une restitution, en passant par des expérimentations visuelles parfois numériques, parfois analogues. Il y a un travail d’abstraction qui se passe au moment de traiter l’information de tous ces modèles 3d, et un autre avec l’expérience de l’installation in situ. Au fil des itérations, la ligne entre le documentaire et la création est brouillée.
Sur le plan esthétique, les points, les pixels donc l’aspect granulaire parfois assez brut des nuages de points donne une impression de voir des choses qui disparaissent ou parfois des structures qui émergent du paysage avec des clairs-obscurs ravivés par la lumière projetée sur la matière.
S — Le bâtiment continu d’être au centre de la plupart de vos productions, pourquoi cet intérêt pour l’architecture?
M.G. — L’architecture et l’environnement bâti sont en quelques sorte des prismes, des catalyseurs, pour aborder des thèmes sociaux et des problèmes globaux sous-jacents à l’occupation du territoire. Dans ce projet spécifiquement, nous avons réfléchi à la construction des villes, à la surproduction de l’espace bâti… Le bâti révèle tant des choses sur l’humain. Dans ce cas-ci, ces chantiers désertés exemplifient les dérives du marché immobilier.
S — Vos plus récents projets se sont principalement concentrés sur l’image imprimée, fixe et à certaines déclinaisons installatives. Allez-vous continuer à davantage à explorer l’image en mouvement ?
M.F. — La vidéo est quelque chose que nous voulions intégrer dans notre travail depuis un moment, en réfléchissant aussi à la forme qu’elle pourrait prendre en installation. Les modélisations et les outils que nous utilisons – également pour créer des images fixes – sont d’abord des outils interactifs. On peut animer ces archives de lieux, les manipuler et passer leurs informations dans différents « filtres », c’est un aspect qu’on peut plus difficilement montrer avec d’œuvres imprimées, ou par une série photographique. Ces lieux que nous avons explorés sont donc restitués pour qu’on puisse les découvrir de nouveau, dans un autre cadre, sous une attention différente – c’est un peu l’équivalent du moulage de plusieurs espaces qui sont ainsi juxtaposés avec du mouvement dans la trame temporelle de cette œuvre.
S — Comment s’est déroulée la mise en espace de votre projet dans le contexte de la Galerie passage des membres à Skol? Comment avez-vous exploité l’espace pour réaliser votre installation ?
M.G. —D’abord, le projet a grandement bénéficié de l’accès à cet espace d’essai qu’est la Galerie passage des membres. Nous avons également eu le support de Vidéographe et de l’artiste Nelly-Eve Rajotte pour réaliser le projet. Ça a été une phase d’expérimentation en continu à partir de l’hiver 2020.
M.F. — Nous voulions produire une installation qui allait exploiter ou même transformer l’espace de la pièce avec un caractère immersif, mais tout en essayant de ne pas trop contraindre le spectateur à un point de vue idéal pour regarder l’œuvre. Nous avons aussi profité de la forme asymétrique de la galerie.
S — Sachant que l’exposition de Mathieu Latulippe, Démesure et concessions, est présentée simultanément dans la galerie principale, comment concevez-vous la relation entre votre projet et celui de Latulippe? Y a-t-il des points communs entre vos démarches?
M.G. — Oui, nous avons plusieurs affinités avec son travail. En premier lieu, on peut penser à la recherche que Mathieu Latulippe sur l’urbanisme et, justement, la démesure en architecture. Pour nous, cette recherche se fait surtout en début de projet, pendant une première approche plus documentaire. Chez Latulippe, cette recherche aboutit dans des mises en scène qui ont souvent un caractère de fictions dystopiques. Dans In limbo, il y a un élément narratif, presque fictionnel qui s’est développé et qui répond bien à l’idée d’exploration qu’il y a dans l’exposition montée par Latulippe. L’utilisation d’un même médium, celui de la modélisation 3d, est également un élément qui lie nos deux pratiques.